Le temps des tribus : la prophétie de Michel Maffesoli devient réalité

Charles A.
11 min readSep 20, 2018

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Alors que l’individualisme régnait et le communisme s’effondrait, le sociologue Michel Maffesoli annonçait il y a trente ans que « Le temps des tribus » était venu. Ce qui paraissait saugrenu, sauf à quelques publicitaires en quête de concepts disruptifs, est devenu une réalité : le règne des communautés est arrivé, sur la terre comme dans le cloud.

En 1988 paraissait Le temps des tribus. A l’époque, les sociétés occidentales avaient érigé l’individu-roi en idéal et l’effondrement du communisme lui déroulait le tapis rouge — le politologue Francis Fukuyama annonçant même La fin de l’histoire et la domination éternelle du libéralisme. Mais, à rebrousse-poil de l’air d’un temps qui voulait se débarrasser de toutes les contraintes pesant sur la liberté individuelle, Maffesoli prophétisait le règne à venir des « communautés », concept par lequel tous les marketeurs jurent depuis l’avènement des réseaux sociaux.

Les tribus, à l’époque, c’était une révolution ! Surtout dans des sociétés qui, comme la République française, ne connaissent que des citoyens et une nation. Mais les faits paraissent chaque jour le démontrer : dans des sociétés sans frontières et sans repères, où les chiffres règnent en maîtres, dans des cadres de vie de plus en plus désincarnés et standardisés, au sein d’Etats qui sont les « plus froids des monstres froids », les individus se cherchent de nouvelles appartenances. Nous avons tous besoin de valeurs communes, de chaleur humaine, des liens charnels.

Alors que les algorithmes des réseaux sociaux nous enferment dans des bulles de fake news, que la méfiance et la défiance se généralisent, les tribus et autres communautés permettent une forme de « retour aux sources », de repli sur soi et « les siens », qui tient chaud dans un monde froid. Il est (vraiment) venu, le temps des tribus !

Selfie, culte et Instagrammisation de soi

L’individualisme, c’est tendance. Une tendance forte et installée depuis longtemps. Son symbole, sa caricature : le selfie. Qu’importe ce qu’on prend en photo, qui on prend en photo, tant que notre ego apparaît. Les medias sociaux, Facebook il y a quelques années, Instagram aujourd’hui, sont l’expression de cet hyper individualisme, et sans aucun doute l’accentuent-ils. Ils servent à s’afficher, à servir son image — son personal branding. L’ère du « tout-à-l’ego » est arrivée.

L’épanouissement personnel est devenu un leitmotiv dans nos sociétés, une valeur phare. Le développement personnel est partout. Il faut consommer du bonheur. Chaque individu doit se faire plaisir, s’accomplir, s’épanouir. Tout le monde se met à la peinture, à la photographie, à la musique. Tout le monde veut se différencier, sortir du lot. Instagrammiser sa différence. Noyée dans la masse, chaque personne cherche à affirmer son unicité.

Disparition des repères communautaires

Cette montée en puissance de l’individualisme va de pair avec la disparition de repères qui ont façonné l’identité des individus depuis des siècles :

  • Le poids de l’Eglise (catholique) a énormément reculé en France.
  • Effrités par la mondialisation, les Etats ont aussi perdu de leur superbe et assurent de moins en moins un rôle fédérateur dans nos sociétés fracturés. La République française n’est pas épargnée, loin de là.
  • La famille, fragilisée par l’explosion du nombre de divorces, de familles recomposé et de parents célibataires, fournit de moins en moins de repères identitaires.
  • On déménage de plus en plus facilement, on est de moins en moins attaché à un territoire.
  • Chômage, intérim, CDD, carrières sinueuses : l’attachement à une entreprise devient une rareté.

Auparavant, on pouvait se définir par son lieu de résidence (souvent son lieu de naissance), sa famille, sa religion, sa profession (son appartenance à une entreprise) et sa nationalité. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas, on ne se définit plus par rapport à ces appartenances héritées mais par rapport à ses propres goûts et affinités, projets, envies… et aussi par une adhésion à de nouveaux groupes, en lien avec ces envies, projets, affinités : un mordu de foot peut se définir par son appartenance à un groupe d’ultras, un fan de rap « West Coast » par son style et son vocabulaire de gangster, etc.

Chanson de Jazzy Bazz, rappeur parisien, en hommage aux ultras du PSG :

L’individualisme n’est pas une tendance récente

On a longtemps considéré l’individualisme comme LA caractéristique des sociétés contemporaines. Il a pourtant, en réalité, toujours été un fondement de nos sociétés judéo-chrétiennes : le salut de l’âme est une responsabilité individuelle. Le capitalisme (qui repose sur l’individualisme) et les technologies numériques ont accentué la tendance à la prise de pouvoir de l’individu — par rapport au groupe.

La postmodernité : l’individu en quête d’appartenances

Dans Le temps des tribus, Michel Maffesoli prend tout le monde à rebours : alors que les yeux des observateurs sont rivés sur l’émancipation des individus, l’auteur prophétise que notre époque marquera un retour en force des communautés. Maffesoli défend que les résistances populaires, visibles dans l’émergence de micro groupes qui se constituent en réseaux, sont des signes de la vitalité et de la « générativité » (capacité de régénération, pour résumer) du lien social. Pour lui, les « tribus » sont une caractéristique d’une notion sur laquelle il s’appuie énormément : la « postmodernité ».

La postmodernité prend la suite de l’époque « moderne », qui a vu la fin des idéologies majeures des siècles passés (communisme et fascisme, religion, famille, Etat). Maffesoli annonce que les individus, dans un mouvement inverse à celui qui a prévalu à la disparition des idéologies structurantes du passé, vont se replier sur leurs « tribus » — la nature a horreur du vide. La société, prévoit-il, va se fracturer en un nombre infini de micro groupes, constitués autour d’affinités communes.

Face à la mondialisation et l’éclatement des Etats-nations, les individus ont tendance à se renfermer sur des communautés constituées de « gens qui leur ressemblent ». Les nouvelles tribus, le « néo-tribalisme », partagent des goûts, des valeurs, des life styles communs. La passion pour le skateboard, le véganisme, un club de foot, sont d’autant de nouvelles micro-sociétés. Ces tribus sont des vecteurs d’identification plus puissants que les cadres sociaux du passé, car elles sont choisies par les individus — qui se retrouvent autour d’une passion profonde (contrairement à la famille ou la nationalité, dont on hérite). Elles sont amenées à gagner en importance car les individus vont s’y attacher de plus en plus fortement au fur et à mesure de l’éclatement des cadres anciens.

Le digital renforce le tribalisme

Les communautés et tribus sont aussi anciennes que l’humanité. Le digital et ses réseaux donne une seconde vie à ces antiques formes de solidarité vécues au quotidien, exercées au plus proche. On comprend ainsi la définition maffesolienne de la postmodernité, “synergie de l’archaïque et du développement technologique”.

Internet rapproche des personnes qui partagent de nombreux points commun — mais ne se seraient jamais croisées sans la toile mondiale. Le digital a aboli les distances et ne connaît pas de frontières, le monde est désormais interconnecté : on peut parler à une personne à Tokyo aussi bien qu’à son voisin grâce aux nouveaux outils de communication.

Les caractéristiques des néo-tribus

Maffesoli l’avait expliqué dès 1988 : la compacité exceptionnelle des néo-tribus découle du principe de l’appartenance. On ne devient pas fan de metal par ou pour l’argent, on le devient sans le vouloir, parce que le metal nous prend aux tripes, c’est comme ça que les communautés se forment, et pour ça qu’elles sont si solides. Comme le disait Aristote, l’Homme est un animal social. S’il ne peut plus se rapprocher de ses compatriotes, il va se rapprocher des gens qui lui ressemblent le plus, et se lier à eux.

Le tribalisme rappelle empiriquement l’importance du sentiment d’appartenance à un lieu (« le lieu fait le lien »), à un groupe, comme fondement essentiel de toute vie sociale. Il repose, encore et toujours, sur le besoin de solidarité et de protection caractérisant tout ensemble social. Si certains ont pu croire que la révolutions numérique abolirait nos besoins physiques et que nos vies allaient se nourrir exclusivement du sacro-saint « immatériel », les évolutions sociétales montrent que l’ancrage sur un territoire et les liens « charnels » restent déterminants de la vie des groupes humains (voir par exemple le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF qui, chaque année, montre que les Français n’accordent leur confiance qu’aux institutions et entreprises qui leur sont proches, dont ils peuvent constater l’impact « de leurs propres yeux »).

Les tribus font peur

Quand une forme du lien social se sature et qu’une autre (re)naît, cela génère toujours des angoisses. Le « communautarisme », le repli sur soi et « les siens », sont souvent vus comme négatifs voire carrément contraires au sens de l’histoire qui serait un chemin vers l’émancipation individuelle. L’organisation sociale capitaliste vise en effet à réduire toute chose à l’unité, humains compris, et la modernité libérale tend à réduire la société à l’individu, évacuer les différences, homogénéiser les manières d’être : on peut manger un Big Mac et boire un Coca en regardant un match de Coupe du monde de football dans quasiment tous les endroits du monde.

L’individualisme est un fondement de la République française : parce qu’ils sont des êtres humains, tous les citoyens sont libres et égaux en droit. L’égalité est une valeur fondamentale de notre République et de l’humanisme des Lumières. La phrase de Stanislas de Clermont-Tonnerre au sujet des citoyens appartenant à la communauté juive est éloquente : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus. »

Mais une vision restrictive de l’égalité peut nier tout droit à la différence. Et, d’après Michel Maffesoli, il est dangereux de, au nom d’une conception vieillissante de « l’unité nationale », ne pas reconnaître la force du pluralisme…

Progression du Front national, Brexit, élection de Donald Trump, indépendance de la Catalogne : ces dynamiques de repli sur soi ne sont-elles pas en bonne partie alimentées par les attentes d’individus et de communautés qui ne se reconnaissent pas dans le monde uniformisé qu’on leur propose, et qui se cramponnent aux seules alternatives à disposition ? En marketing comme en politique, il est vital aujourd’hui d’écouter les communautés, leurs désirs, leurs craintes, leurs demandes. Elles sont le premier vecteur d’adhésion — ou de rejet.

Les tribus se construisent en dehors de “la politique”

La société néo-tribale se méfie du vocabulaire traditionnel de la politique ainsi que des idées qui ont donné forme à la vie publique moderne, telles que la « citoyenneté », le « contrat social », la « société civile », et le « projet » en général. Les tribus postmodernes se méfient de la politique.

A la recherche des chefs perdus

Maffesoli arrive dans son livre à la conclusion que, dans une tribu, il n’y a pas de place pour la domination. Contrairement à la famille avec la figure patriarcale, l’Etat avec le chef d’Etat, l’entreprise avec le chef d’entreprise, les néo-tribus excluraient l’idée de domination. Il y a de la place pour des gourous, ces fameux influenceurs tant prisés par les marques, mais plus pour des « chefs » — qui imposent leur pouvoir par la contrainte physique.

Le seul pouvoir légitime, dans les tribus de la post-modernité, c’est selon Maffesoli celui qui repose sur une « domination charismatique » — attachée à la force de persuasion, au soft power, du leader. Et si les marques, avec leur pouvoir d’identification, jouaient ce rôle demain ?

Les « angoisses identitaires », clés du branding culturel

Le branding culturel, spécialité de com&unity, promet de transformer en « icônes » les marques qui s’y adonnent (voir les articles, très denses, que nous avons consacrés à la présentation de cette méthode ainsi qu’à son livre fondateur, How brands become icons). Les opportunités offertes par notre post-modernité sont en effet immenses : la marque qui saura se présenter comme une réponse aux « aux angoisses identitaires », un représentant des fiertés des communautés, entrera au plus profond du cerveau, du coeur et des tripes de ses cibles.

Douglas Holt, concepteur du branding culturel, s’inscrit ainsi dans la droite lignée du Temps des tribus : sa marque « icônique » est porte-parole des tribus de Maffesoli, qui elle-mêmes ne sont rien d’autre que les « contre-cultures » au soubassement de toute la méthode théorisée dans How brands become icons.

Attention toutefois ! Il ne suffit plus de (beaux) mots, de paroles en l’air, de nobles valeurs affichées. Les consommateurs croulent sous les sollicitations et les boniments, les marques doivent passer de la parole aux actes si elles veulent être considérées comme légitimes par les tribus qu’elles voudraient représenter. L’action est capitale dans le processus d’identification et d’appartenance à une communauté : la com’, les campagnes de pub, le marketing ne suffisent plus, il faut des preuves, des liens charnels, un ancrage. Les consommateurs croient aux engagements quand ils se traduisent en actes — sinon c’est du vent.

Halte aux « washings » en tous genres donc ! Surtout qu’avec un web qui permet de tout savoir, les beaux discours risquent de revenir comme un boomerang au visage des marques s’ils apparaissent mensongers. Aux Etats-Unis, les salariés de la Silicon Valley élèvent de plus en plus la voix contre leurs propres employeurs, les accusant de ne pas respecter les valeurs qu’ils affichent. Quand d’autres refusent carrément de travailler pour les GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft) tant qu’ils n’agiront pas concrètement.

(Pour creuser: L’engagement 3.0 des salariés : Debout, les damnés de la Valley)

Les grandes métropoles contemporaines, monstres de béton favorisant l’isolement, sont le berceau des nouvelles tribus. Grâce à Internet, on peut de nouveau se rencontrer, échanger, se connaître, autour d’affinités partagées. De nouvelles manières d’être ensemble, fondées notamment sur le partage de la créativité, voient le jour. Et c’est au sein des villes, plus cosmopolites, plus souples et plus évolutives que les — rigides — États, que ces nouvelles sociabilités s’expérimentent et se renforcent.

Un exemple éloquent : quand Donald Trump décide de retirer les Etats-Unis de l’accord de Paris, se justifiant par le fait qu’il est le président des habitants de Pittsburgh avant d’être celui des citoyens du monde, ce sont des dizaines de villes (dont Pittsburgh ! ), qui s’engagent à respecter cet accord. Elles représentent ainsi un cinquième des Etats-Unis, 68 millions d’habitants, soit l’équivalent de la France entière ! Une tribu dense s’il en est…

Pour exister dans l’esprit des consommateurs, au 21ème siècle, les marques devront prendre position, fédérer une communauté forte (une tribu, une contre-culture). Et pour cela, la recherche du consensus (mou), ou du plus petit dénominateur commun autour de valeurs universelles, ne fonctionne pas : aucune contre-culture, pourvoyeuse d’identité substantielle, ne s’identifie à ce qui fait consensus.

C’est donc une révolution copernicienne que beaucoup de marques doivent engager : il FAUT faire des vagues ! Plus une marque sera « clivante », plus ses clients seront engagés. Or il est acquis qu’un consommateur engagé dépense, en moyenne, 2 fois plus qu’un autre.

Si vous voulez vous faire de vrais et puissants amis, com&unity peut vous aider. Contactez-nous — ou moi ici directement.

(Billet initialement publié sur le site de com&unity, www.comunity.paris. Suivez-nous et engageons la conversation sur LinkedIn, Twitter et/ou Facebook.)

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Charles A.

Fondateur com&unity — www.comunity.paris : notoriété et influence sur le web. Mouillez-vous, engagez-vous, représentez ! #brandingculturel #société #communautés